Bernard Fauchille, Directeur honoraire des musées de Montbéliard, octobre 2017.
Le parcours de certains artistes est parfois bien surprenant. Si d’aucuns partent (ou plutôt partaient, tant la référence à l’identification naturaliste du thème appartient à première vue au passé) du réel, de cette fameuse re-présentation du monde, qu’on appelle la « mimesis », pour parvenir à une sorte de dépouillement à force d’enlever le superflu, dans le geste, dans la proportion ou la forme épurée, il en est peu, à ma connaissance, qui abordent d’abord en tout premier lieu l’abstraction lyrique, pour ensuite se diriger, lentement mais sûrement, vers la géométrie.
Delnau est de ces derniers : dès 1972 (date de ses premières toiles dûment répertoriées) jusque 2003 environ, elle a utilisé des pâtes grasses qui gardaient la trace du geste, dans des constructions épaisses au couteau ou à la brosse large, qui démontraient une vision dynamique, généreuse du monde, tout en gardant une certaine retenue, perceptible dans le choix restreint des couleurs, les effets lumineux (dans le thème, la toile elle-même, ou dans la texture accrochant la lumière) qui demeuraient discrets mais essentiels.
Puis peu à peu, l’on distingue une sorte d’abandon de ces gestes, de ces instants créateurs. L’abstraction lyrique apprécie le fugace, la sensation qu’on saisit au vol, qu’on transcrit dans l’instant. Certes, mais le tempérament de Delnau ne semblait pas s’en satisfaire. Peut-être recelait-elle une exigence plus cachée, moins spectaculaire, qui visait à davantage de méditation, de sérénité intérieure, sans le souci de saisir l’instant rare, privilégié, « où souffle l’esprit ».
Dans les années 2002-2003, la palette devient beaucoup plus restreinte, et avoisine volontiers le monochrome. En même temps, les formes se simplifient, les plans s’organisent en rythmes marqués dans l’espace de la toile, les lignes deviennent nettes, précises, se structurent en parallèles : la géométrie montre le bout de l’oreille. Cependant, la matière reste sensuelle, charnelle, Delnau utilise la peinture à l’huile, ce qui provoque des empâtements savoureux, et aussi confère une certaine luminosité au tableau, grâce aux glacis, aux transparences, aux subtils jeux de lumière, que n’apporte pas la matité de l’acrylique.
Le pas est franchi vers 2008, où les couches picturales très travaillées n’offrent que très rarement des effets d’épaisseur, ou de traces de brosses. Les plans sont impeccablement unis. La palette se limite à un noir, un blanc, et aux trois couleurs primaires dans toute leur densité. Les compositions sont en apparence très simples : peu de symétrie, un dynamisme interne basé sur des proportions soigneusement calculées, sur des contrastes forts entre des plans monochromes, saturés, sans dégradés, ni nuances. Le mouvement vient des formes strictes (carrés, rectangles, absence totale de lignes courbes, utilisation constante de l’angle droit, avec parfois des obliques à 45° environ, pour éviter toute sécheresse méthodique), qui semblent se superposer, s’interpénétrer, s’avancer vers le spectateur, ou s’enfoncer dans l’espace de la toile.
Vers 2011, la composition se complexifie : un schéma par grilles d’orthogonales et d’obliques structure la toile (avec toujours le refus des courbes). Delnau ne choisit que certains éléments qui déterminent ainsi des sensations de rythmes obsédants, des simulations d’ombres, comme sous l’effet d’une lumière aveuglante qui engendrerait ainsi un étrange espace où règne une impression d’acuité infranchissable, d’austérité inexorable. Cette sensation est confortée par la construction rigoureuse, la répétition inflexible du même motif et son inversion blanc/noir, ou sa reprise en rouge. D’autant que vers 2013, apparaissent des jeux de progression de plans, engendrant des effets de perspectives Positif/Négatif (ce qui s’enfuit dans le fond du tableau s’inverse et s’avance vers le spectateur : J. Albers ou la Gelstaltthéorie en ont abondamment parlé), proches d’architectures utopiques, fantomatiques, dans l’espace (comme celles de De Chirico en leur temps). Et de là naît cette étrange fascination pour des œuvres sans concession.
En 2016, un tournant se produit. Delnau s’oriente vers des œuvres qui me semblent plus apaisées. D’une part elle pratique toujours la sculpture (présente dès 2006 : volumes massifs, géométriques imbriqués les uns dans les autres) mais maintenant elle découpe des plans en noir et blanc, qui évoluent et se développent dans l’espace. Ce choix demande une nouvelle disposition d’esprit, une autre vision du monde, et s’ouvre sur d’autres questionnements plastiques que la peinture : découpage et articulation des plans, déterminations des obliques, des verticales, des volumes, jeux avec l’espace, les pleins, les vides, les perspectives, la lumière… Et d’autre part, surgit à présent la notion de jeu. On sait que Roger Caillois distinguait quatre sorte de jeux, selon qu’ils se basaient sur le vertige (Ilinx), le hasard (Alea), l’imitation (Mimicry), ou la compétition (Agôn).
Or précisément, dans ses œuvres récentes, Delnau se réfère au Tangram, à ce jeu chinois de combinaisons basé sur quelques éléments triangulaires, un carré, un losange… Apparente simplicité, fallacieuse facilité !
Compétition avec soi-même, pour savoir si l’on peut surmonter, triompher des contraintes édictées ! Delnau s’est approprié les règles du jeu, les a repensées et incorporées dans son système plastique. Les combinaisons s’avèrent multiples, sans doute infinies, surtout si on fait intervenir le paramètre de la couleur (le noir, le blanc, les trois primaires bien sûr). Encore faut-il qu’émerge un sens, une possibilité de reconnaître une harmonie, une proposition revendiquée qui dépasse le simple hasard, le « n’importe quoi n’importe comment ». Mais ici se pose une question fondamentale. Admettons que plusieurs milliers de combinaisons existent, voire une infinité, toutes solides et assumées (au moins en théorie) par l’artiste…
Où résidera l’art ? Comment distinguer la réussite de l’échec ?
La question est mal posée : le concept de « beau » n’est plus opérationnel, car nous nous trouvons face à une structure, une règle du jeu avec ses paramètres et son mode de fonctionnement. Et si toutes les œuvres ainsi produites répondent à ces règles, et démontrent ainsi que « ça » marche, elles sont donc d’égale valeur, car elles engendrent les mêmes effets plastiques, (peut-être) la même vibration chez le créateur et chez le spectateur, la même envie d’en savoir plus, de regarder, de s’imprégner de cette œuvre plus longuement. Seul se pose le problème du choix : faut-il à tout prix sortir (et ici l’informatique se révèle la technique idéale par sa rapidité et ses impressions immaculées) les milliers de solutions possibles ? Ou plutôt n’en sortir, n’en réaliser qu’une sélection pour exposition ? Sur quel critère se baser ? En la matière, c’est l’artiste qui décide, et peut même se réclamer du hasard, ou du « non-choix », puisque toutes les propositions répondent d’égale façon aux règles énoncées. Le seul danger réside alors dans le risque de monotonie, d’un ennui pénible engendré par le conformisme d’un style bien défini, bien rodé, qui ne pose plus de souci grâce aux progrès techniques et infographiques… Delnau en est particulièrement éloignée, elle qui fait preuve d’une belle inventivité, et d’une grande vivacité d’esprit.
L’art systémique, qui se base donc sur un système, des règles plus ou moins complexes, qui peuvent inclure les caprices du hasard, n’est donc pas la production glacée, impersonnelle, maniaque, qu’une certaine ignorance caricature trop souvent. Ce courant contemporain est fait d’imagination discrète, de sensibilité pudique, de rigueur dans le choix de ses moyens techniques et plastiques. L’abstraction lyrique captait l’instant subtil qui passe, l’abstraction géométrique de Delnau, art de proportions et de méditation silencieuse, veut saisir le temps, figure mobile de l’éternité immobile, selon les mots de Platon.